Il faut dire d’abord que le tremblement n’est pas l’incertitude, que ce n’est pas la peur, que ce n’est pas ce qui nous paralyse. La pensée du tremblement – et à mon avis toute utopie passe par cette pensée – c’est d’abord le sentiment instinctif qu’il nous faut refuser toutes les catégories de pensées figées et toutes les catégories de pensées impériales. La pensée qui s’organise en système et qui essaie de mettre de l’ordre, son ordre, dans le monde, est une pensée contre laquelle nous pouvons élever cette pensée du tremblement qui est la connaissance ou la tentative de connaissance réelle de ce qui se passe à l’heure actuelle dans le monde. Dans le Tout-monde, tout tremble. Le Tout-monde tremble physiquement, géologiquement, mentalement, spirituellement, parce que le Tout-monde cherche ce point utopique dans lequel toutes les cultures du monde, tous les imaginaires du monde peuvent se rencontrer et s’entendre sans se disperser ni se perdre.
L’exposition Tremblements présente une sélection d’œuvres contemporaines acquises ces dix dernières années par le Nouveau Musée National de Monaco. De l’installation Alien de l’artiste sud-africaine Candice Breitz, entrée dans les collections en 2010, au film The White Album de l’Américain Arthur Jafa, acquis en 2021, l’exposition rassemble dix-sept artistes, de douze nationalités différentes, offrant autant de visions de nos sociétés globalisées et fracturées. Toutes et tous ont en commun de répondre à la définition de la pensée du tremblement qui, selon les mots du poète Édouard Glissant « nous unit dans l’absolue diversité, en un tourbillon de rencontres ».
En sismographes du monde contemporain, les artistes Yinka Shonibare CBE (RA), Sylvie Blocher, Arthur Jafa, Helen Johnson et Clément Cogitore invitent à décentrer le regard et décoloniser la pensée ; Candice Breitz, Latifa Echakhch et Petrit Halilaj interrogent les fondements identitaires des cultures populaires ; les pratiques transdisciplinaires de Brice Dellsperger, Pauline Boudryet Renate Lorenz ou encore Nan Goldin ont pour ressort la visibilité des cultures queer; enfin Steve McQueen, Apostolos Georgiou, Hans Schabus, Katinka Bock et Laure Prouvost s’attachent aux processus de représentation et de disparition des corps.
Dans les années 1960, le poète et philosophe Édouard Glissant, auteur du Tout Monde et de La Poétique de la relation, avait formé un projet de musée qui devait voir le jour sur son île natale de la Martinique. Ce musée n’a pas été réalisé là-bas, mais il a donné lieu à plusieurs expositions et Hans Ulrich Obrist, l’un de ses compagnons de route, a permis d’en faire connaître les contours à travers de nombreux entretiens. Résistant au modèle impérialiste, Glissant avait développé un projet expérimental et transdisciplinaire, « un musée qui cherche », par opposition aux musées occidentaux qui ont trouvé. L’inventeur du concept de mondialité, cette forme d’échange mondial préservant la diversité par la créolisation, définissait son musée comme « l’endroit où des lieux du monde sont mis en contact avec d’autres lieux du monde » visant ainsi à une grande diversité de représentations et à une multiplicité de voix, privilégiant aux grands récits universalistes la sensibilité individuelle des artistes. À travers ses écrits et plusieurs expositions, Glissant a permis de redéfinir le rôle du musée au XXIe siècle.
Revendiquant l’héritage de la pensée d’Édouard Glissant, l’exposition Tremblements. Acquisitions récentes du Nouveau Musée National de Monaco, met en lumière les acquisitions réalisées sous la direction de Marie-Claude Beaud, entre 2009 et 2021.
Après avoir dirigé des institutions aussi diverses que la Fondation Cartier pour l’Art contemporain, l’American Center, l’Union centrale des arts décoratifs à Paris et le Mudam à Luxembourg, Marie-Claude Beaud a développé à Monaco sa vision du musée contemporain, inspirée par la poésie d’Édouard Glissant et son esthétique du Tout-monde. Les collections du NMNM se sont ainsi enrichies de manière transdisciplinaire et inclusive, en dialogue constant avec les artistes contemporains. Tout en assurant l’étude et la préservation des œuvres d’art liées au Monaco d’antan et à la modernité, le NMNM s’est engagé à penser un patrimoine incluant l’art le plus contemporain. Axée sur des thématiques définies en tenant compte de l’histoire de Monaco et de son territoire, sa politique d’acquisitions a permis de soutenir et de représenter au sein des collections nationales une grande diversité de regards et de voix.
*Édouard Glissant et Hans Ulrich Obrist, « Utopie de la ville et du musée. L’espace et le temps » in Conversations (extraits choisis). Livret réalisé pour Nuit Blanche 2013 par la Ville de Paris, direction artistique de Chiara Parisi et Julie Pellegrin, en co-production de l’Institut du Tout-Monde et de l’Agence à Paris.
Pauline Boudry et Renate Lorenz Silent, 2016 (still)
Installation vidéo, 7 min.
Collection NMNM, n° 2018.21.1
Acquisition réalisée avec le soutien de Silvia Fiorucci Roman
Courtesy of Ellen de Bruijne Projects, Amsterdam and Marcelle Alix, Paris